Article rédigé par Guillaume Lefebvre pour Mes Débuts Ortho.
J’ai pris cette photo sur une plage normande, un jour d’octobre où les grains et les éclaircies se succédaient.
C’est aussi le spectacle qu’offre l’orthophonie d’aujourd’hui. Les grains apparaissent à l’horizon, mais aussi les éclaircies. En pareille circonstance, on se demande toujours si on va s’en sortir sec, ou essoré.
Commençons par énumérer les grains : ça nous permettra de finir sur une tonalité plus joyeuse.
1) L’inflation
L’inflation est de retour :
https://www.capital.fr/entreprises-marches/france-inflation-de-2-8-sur-un-an-en-decembre-3-4-en-donnees-harmonisees-1424386
Les économistes hésitent encore sur cette hausse des prix : est-ce juste un effet covid momentané, ou un retour durable dû à des causes profondes (ex : la transition énergétique, horriblement coûteuse mais nécessaire) ? Un critère important sera l’enclenchement de la boucle prix-salaires : si les salaires augmentent après les prix, nous pourrions avoir une vraie inflation durable, auto-alimentée.
Pour nous qui avons des tarifs réglementés, l’inflation est un grain extrêmement menaçant : nous n’avons plus de boucle prix-tarifs depuis le tournant de la rigueur de 1983. Ca date.
2) Les négociations conventionnelles
L‘inflation, c’est un mouvement permanent. Mais les négociations conventionnelles avec la sécu, c’est tous les cinq ans. Pourquoi ? On ne sait pas.
Quoi qu’il en soit, on ne rattrape jamais cinq ans d’inflation, même en combinant une hausse de l’AMO et quelques modifications de la nomenclature.
Lors des dernières négociations, en 2017, nos représentants ont même accepté de signer un accord sans hausse de l’AMO, alors que le C des médecins prenait 9 % dans le même temps.
Cette année, c’est reparti pour un tour : la lettre de cadrage du ministère exclut une hausse de l’AMO. La présidente de la FNO s’en est émue :
https://fno.fr/actualites/vie-syndicale/declaration-liminaire-lue-par-anne-dehetre-presidente-a-louverture-des-negociations-conventionnelles/
Que peut-on attendre, dans ces conditions ? L’avenant 16 a tracé la voie :
- quelques petits forfaits ; rappelons que la rémunération à l’acte est considérée comme une horreur par une partie de l’intelligentsia française et que la forfait est un excellent moyen d’abaisser notre taux horaire ;
- un saupoudrage de dixièmes de coefficients dans la nomenclature ;
- une hausse des aides à l’installation dans les zones très sous-dotées (avec un zonage qui permet de nier la réalité du terrain).
En somme : rien ne compensera 3% d’inflation par an. Et si l’inflation dérape carrément ? Eh bien… aucun dispositif n’est prévu. Un assouplissement des dépassements d’honoraires, par exemple pour monétiser une compétence poussée, nous offrirait une bouffée d’oxygène. Mais nos représentants ne le revendiquent pas. Bien sûr, il y aurait de l’injustice sociale dans une mesure de cet ordre.
Mais à force de refuser l’injustice sociale pour les autres, nous l’admettons pour nous : pendant que nos tarifs décrochaient de l’inflation, le pouvoir d’achat global de la population n’a cessé d’augmenter, bien qu’elle ait eu le sentiment inverse. Les chiffres sont têtus.
Imaginez un restaurateur qui s’alignerait sur les tarifs du restaurant universitaire pour être socialement juste. C’est ce que nous faisons.
3) CARPIMKO = régime spécial ?
Le pouvoir a laissé entrevoir les contours de la réforme Delevoye v.2. Il est fort probable que nous y ayons droit au second semestre, en cas de réélection.
On commence à comprendre qu’ils réfléchissent à un nouveau décalage de l’âge de départ, ce qui n’est pas trop grave. Même si nos bornes actuelles de 62 et 67 ans deviennent 64 et 69, ça ne changera pas la face du monde.
Plus gênant : les régimes autonomes comme la CARPIMKO n’existent pas dans la communication du pouvoir. Nous restons donc assimilés aux régimes spéciaux comme ceux d’EDF et de la SNCF, qu’il veut voir disparaître.
La CARPIMKO elle-même ne communique pas sur ce thème. Elle donne l’impression de se laisser assimiler aux régimes spéciaux. Peut-être a-t-elle une stratégie visant à nous défendre. Dans ce cas, elle le cache bien.
On nous prépare donc un retour du matraquage qu’on voulait nous infliger en 2019. Nos représentants avaient cautionné une compensation par la baisse de la CSG. Mais elle était inconstitutionnelle, d’après les avocats. Et elle ne protégeait absolument pas ceux qui avaient le malheur de dépasser 41 136 € de bénéfice. Après tout, ces collègues n’ont qu’à payer, non ? Ils ont l’habitude.
En fait, le passage aux fameux 28% de cotisation retraite serait une grosse incitation à soigner le moins de patients possible : à quoi bon s’échiner, si c’est juste pour payer les retraites des baby boomers et si ça contribue à être abandonné dans la tourmente par ses pairs ?
4) La pression de la demande
Que vous soyez en zone sous-dotée, intermédiaire ou très dotée, vous avez probablement une liste d’attente. Rares sont les endroits où nous faisons face à la demande.
Dans les faits, pour beaucoup de patients potentiels, nous n’existons plus. Ecouter les messages du répondeur est un exercice angoissant pour tout professionnel de santé doté d’un minimum d’empathie.
5) le délire administratif
La glorieuse administration française aime consommer le temps des citoyens. Nous n’échappons pas à ce gaspillage d’énergie, avec :
- des comptes rendus de bilans dont seule la conclusion intéresse la plupart des médecins
- l’obligation de s’inscrire à mssanté, alors que les médecins sont chez Apicrypt
- l’obligation de déclaration d’indicateurs
- la DAP papier maintenue dans tant de départements, à l’heure où la Poste impose des augmentations délirantes sur les timbres
- la double prise en charge : conventions à lire, à renvoyer, puis factures à fabriquer, puis vérification du fait que les centres paient réellement (plusieurs semaines plus tard)
- les mutuelles non gérées par la carte Vitale, avec tous les défauts de paiement que cela peut induire pour ceux qui rendent service à leurs patients avec le tiers payant intégral
- CFE : déclaration peu compréhensible, paiement compliqué qu’il faut aller trouver soi-même depuis qu’ils ne daignent même plus envoyer une facture (un comble du masochisme : allez chercher vous-même votre claque)
- Déclaration DSPAMC : il y a 20 ans, il y avait trois fois moins de cases sur la déclaration d’URSSAF ; si le fisc et l’URSSAF échangeaient leurs fichiers, tout serait simple ! Trop simple pour la glorieuse Administration française.
La plupart de ces points ne concernent que ces dernières années. On voit mal pourquoi le délire cesserait subitement. Prenons les paris !
Passons aux éclaircies
J’ai pris cette photo le même jour que celle du début de l’article, à Yport (76).
Il est hors de question de ne voir que les nuages sombres à l’horizon ! Entre deux grains, il y a toujours une éclaircie.
1) Un état d’esprit extrêmement positif
Nous avons une profession vivante, créative, réactive (cf rééducation de l’anosmie), assoiffée de nouveaux savoirs.
Nous nous formons sans cesse, de diverses manières.
Nous partageons nos trouvailles. Le merveilleux site PONTT le prouve chaque jour depuis de nombreuses années. Les réseaux sociaux fourmillent d’idées et de conseils.
La semaine dernière, j’ai ouvert un compte Instagram pro : @lefebvreortho. J’ai été accueilli avec une bienveillance émouvante. J’ai découvert une nouvelle preuve du dynamisme de notre profession. Si vous voulez vous rebooster, allez voir le hashtag #orthophonie et les stories des collègues ! C’est un bouillonnement permanent. Vraiment impressionnant.
Instagram ne se cantonne pas au partage de photos de son chat ou de couchers de soleil flous avec un horizon penché et des couleurs délavées. Allez voir l’Insta orthophonique : c’est bon pour le moral.
2) Votre métier en a encore sous le pied
Faisons les comptes :
- En moyenne, les relevés individuels d’activité de la sécu disent que l’acte moyen est un AMO 13.
- Sans aller trop loin dans le surmenage, on peut imaginer 60 actes par semaine, sur 45 semaines par an. Certains font nettement plus, d’autres nettement moins.
- Total : 45 x 60 x 13 x 2,50 = 87 750 € de recette.
3) Vous pouvez optimiser
Vous pouvez optimiser vos dépenses pro pour garder 2/3 pour vous (cf cet article : Comment passer de 50 à 30 % de charges ?) : votre revenu sera alors de 58 500 €, soit 4875 € par mois. C’est très honorable pour des bac +3 à 5.
Alors oui, nos tarifs sont quasiment gelés. Mais heureusement, ils partaient de haut au début des années 80, avant que l’inflation commence à les grignoter.
4) Avec 4875 € par mois, vous pouvez épargner.
En tout cas, c’est possible en Province. Et là, le cercle vertueux s’enclenche : une partie de vos revenus se transforme en épargne de précaution, puis en génération de revenus complémentaires. Non seulement vous vous prémunissez contre une mauvaise chute ou une rencontre inopinée avec un sanglier, mais en plus vous commencez à vous détendre face au blocage de l’AMO. Et vous n’avez plus de raison de pester contre notre protection sociale faiblarde par rapport à celle des salariés.
La plupart de mes formations en ligne vous aident à enclencher et à développer ce cercle vertueux. Ma newsletter vous parle très souvent d’épargne, entre autres (cliquez ici pour ne rien manquer de l’actu ortho). Mais le préalable, c’est de constituer le ratio bénéfice / recettes qui vous laissera une capacité d’action. Vous savez aussi que plus vous développez vos recettes, moins les charges fixes vous pèsent. Mieux : la CARPIMKO ne vous prend plus grand-chose à partir de 41 136 € de bénéfice ! la vie est belle, sans réforme Delevoye.
5) Renouveler son intérêt pour le métier
L’orthophonie est une passion pour beaucoup d’entre nous. Le travail sur la langue, le contact, le sentiment d’utilité, les évolutions permanentes des savoirs et des techniques : il y a de quoi s’y absorber pendant 45 ans sans s’ennuyer.
Mais si la lassitude vous saisit, ce métier vous offre de nombreuses possibilités :
- vous former intensément sur un sujet donné et le faire savoir auprès des médecins
- changer votre approche (ex : la formation d’Isabelle Bobillier-Chaumont, qui vous retournera la tête)
- ajouter des cordes à votre arc : apprendre la LSF, apprendre à dessiner avec Samuel Bruder, acheter une imprimante 3D pour fabriquer du matériel…
- militer : participer à la FNO, à une URPS, à une CPD, à des manifs si vous voulez entraîner votre voix…
5) Créer une activité secondaire pour vivre de sa passion
Si vous voulez vous ouvrir à d’autres horizons éclaircis, vous pouvez développer une activité secondaire. Les conditions n’ont jamais été aussi favorables, grâce à internet qui vous permet de vous faire connaître.
L’éventail des possibilités est quasiment infini. Dans ma formation Contourner le blocage de l’AMO, je vous ai proposé une méthode sans risque financier. Sans risque tout court, en fait. Mais il y en a des milliers d’autres.
Alors, grains ou éclaircies ?
Tout est une question d’état d’esprit.
J’ai longtemps vu les grains. Il est évident que l’orthophonie française est une profession prise en étau. C’est le lot de tous les auxiliaires médicaux. Il est vrai aussi que la politique de nos propres représentants nous désarçonne souvent : des années d’efforts sur l’exercice salarié, l’écriture inclusive et l’accès direct, plutôt que sur l’AMO, par exemple. Quand on voit un glaive et qu’on doute de son bouclier, on peut être inquiet.
Mais tout de même, si on se tourne vers les éclaircies, on voit que la profession a de beaux restes et qu’elle conserve un ressort impressionnant. Une vivacité. Et puis tant de portes restent ouvertes vers l’épanouissement professionnel, dans l’orthophonie ou en parallèle !
Réjouissons-nous. Râler, c’est mauvais pour nos artères. Il sera bien temps de nous faire du mouron si la réforme des retraites s’abat sur nous comme une falaise normande.